Pour la cinquième fois ce mois-ci, Elroy tentait une sortie dans la ville de Magnolia. Il n’habitait pas loin du tout de la grande ville, à moins d’une heure à pied. Malgré tout, il n’avait jamais réussi à y trouver son bonheur.
La première fois, il avait tenté une sortie en plein jour, au milieu de l’après-midi. Cette petite expérience lui avait vite rappelé sa nature de Yaksha et particulièrement pourquoi son peuple vivait loin de la civilisation. L’explosion émotionnelle qu’il avait alors ressentie l’avait cloué sur place. Trop de sentiments différents trop violents se mélangeaient en lui, il avait à la fois très envie de rire et de pleurer et cela lui était absolument insupportable. A grand renfort d’exercices de respiration, il avait réussi à reprendre suffisamment ses esprits pour rebrousser chemin. Il lui avait ensuite fallu quelques jours pour se remettre de cette expérience.
Lors de sa deuxième tentative, il s’était rendu en ville en plein milieu de la nuit, passé trois heure du matin. Avec ça, il était certain de rencontrer moins de monde et de fait, moins d’émotions trop fortes ! Hélas, sa tactique avait un peu trop bien fonctionné puisqu’il n’avait littéralement rencontré personne dans les quartiers qu’il avait arpenté. Bien évidemment, il avait sciemment évité ceux qui restaient animés malgré l’heure tardive et s’il avait pu se promener en ville, il n’avait pas pu atteindre son objectif de se familiariser avec les émotions fortes de la cité.
La troisième fois, il avait tenté une sortie peu après le crépuscule, estimant cette heure comme le juste milieu de ses deux premiers essais. Mais la ville était encore trop « bruyante » à ce moment-là. Son dernier essai en date avait eu lieu une heure après le coucher du soleil, et s’était soldé comme le précédent. Cette fois-ci, il essayait donc encore un peu plus tard.
Les premiers mètres s’étaient bien déroulés, essentiellement parce que le Yaksha choisissait exprès d’entrer par les faubourgs les moins fréquentés de la ville. Mais maintenant, il allait entrer dans Magnolia proprement dite… Et pour le moment, cela ne se passait pas trop mal, malgré quelques passants sur son chemin. Elroy eut même un sourire plein d’espoir. Il avait enfin trouvé la bonne heure !
Cependant, il déchanta vite, lorsqu’il sentit une grande source de tristesse s’approcher de lui en sens inverse. Heureusement, elle était seule et malgré un coup au moral, cela ne déstabilisa pas suffisamment le géant blond pour lui faire rebrousser chemin. Alors qu’il croisait la personne qui pleurait – avec l’obscurité pauvrement dissipée par la maigre lueur d’un lampadaire usé, il n’aurait su dire si c’était un homme ou une femme – une autre source de tristesse similaire se fit sentir.
En temps normal, Elroy aurait religieusement évité de s’en approcher. Mais puisqu’il avait résisté à sa première rencontre, il décida de pousser sa chance. A nouveau, il réussit à dépasser le pleureur sans avoir envie de s’enfuir. Mais une autre source de pleurs se manifesta dans son esprit. Intrigué, il décida de remonter la piste. Pour ne pas prendre de risques inutiles, il s’efforçait d’être le plus discret possible… Ce qui le rendait encore plus inratable : n’étant pas habitué aux villes, Elroy ne s’y déplaçait pas avec la même aisance que dans sa chère forêt natale et ses subterfuges pour ne pas laisser apparaître ses plus de deux mètres de haut étaient complètement risibles ! Autant essayer de cacher un ours derrière un tabouret ! Heureusement, il croisait trop peu de monde pour le lui faire remarquer… Pour le moment.
En remontant la piste des pleureurs, il finit par arriver devant un imposant bâtiment qui semblait gardé par un homme d’aspect peu commode aux longs cheveux. Lui ne semblait pas du tout triste. Au contraire, il se dégageait de lui la même assurance inflexible que celle du métal. Vu l’endroit où Elroy avait croisé la dernière personne en train de pleurer, il y avait des chances que cet homme soit la cause de toute cette tristesse… Ou au moins qu’il en sache davantage sur cette histoire.
Alors qu’il allait sortir de sa « cachette » - l’angle d’un mur – pour s’adresser à l’homme, Elroy se souvint d’avoir déjà vu le bâtiment qu’il gardait. C’était là qu’il avait stoppé son avancée lors de son escapade précédente. Cet endroit… Il s’en était dégagé beaucoup trop d’émotions contradictoires – joie, tristesse, peu, colère, satisfaction, gourmandise... – mais toutes avaient un point commun : leur extrême violence ! Mais au milieu de la nuit, la zone semblait plus calme, aussi Elroy décida de prendre son courage à deux mains pour interroger le vigile. De toute façon, sa nature de Yaksha ne l’aurait pas laissé ignorer la tristesse d’autant de monde.
Il apostropha donc le gardien :
« Excusez-moi mais… J’ai croisé pas mal de gens qui pleuraient sur ma route, et ils semblaient venir d’ici… Vous savez pourquoi ils ne vont pas bien ? »
Elroy était un solide gaillard de plus de deux mètres de haut et sa voix était tout à fait en accord avec son physique : grave, chaude et puissante. Pourtant, dans son ton ne résidait aucune trace d’agressivité ou de menace, juste de la curiosité enfantine. Si ses sens affûtés par sa pratique des arts martiaux étaient aux aguets pour détecter tout geste d’inimitié chez son interlocuteur, il n’avait aucune envie de l’accuser de quoi que ce soit.
Notons toutefois que s’il avait été moins obnubilé par l’homme inflexible qui lui faisait face, il aurait remarqué sur la façade du bâtiment en face de lui un certain blason que son grand-père lui avait moult fois décrit alors qu’il lui racontait les histoires de la magie et du passé...